Attention publicitaire, état des lieux et vision prospective
Stéphane Hugon, sociologue chez Eranos, Virginie Sappey et François Liénart dressent un état des
lieux des réflexions menées autour de l’attention et vous partagent leur vision des étapes nécessaires
pour intégrer cette réflexion dans votre stratégie de communication.Alexis Goujon : Nous avons tendance à réduire le principe d'attention à l'intérêt suscité par tel ou tel programme ou message, alors même que notre attention est multiforme. Stéphane, peux-tu nous expliquer quelles sont les différentes dimensions à interroger pour capter une attention réelle des téléspectateurs et des auditeurs qui sont déjà très sollicités ?
Stéphane Hugon : Il y a effectivement une définition assez large de l’attention et en réalité, pour bien comprendre le contexte, c'est qu’avant d'être un phénomène proprement média, l'attention est le résultat d'une transformation de la société tout entière et notamment de la qualité de la relation qui existe entre les personnes et entre les marques et leur public. C'est parce qu’il y a ce souci de cette qualité relationnelle que le moment de l'attention, au-delà de l'inflation des stimulations que tu as évoquées, devient un véritable sujet ; à la fois un sujet de société mais aussi un sujet économique et un sujet média. Nous sommes dans un mouvement où on parle du « care », du soin, et on parle de l'économie de la considération, et c'est dans ce contexte-là effectivement qu’il est apparu qu'il y avait des sollicitations exponentielles qui font que sur le fond il y a un risque. Ce risque, c'est qu'aujourd'hui sur un plan média chaque euro supplémentaire investi en réalité fragilise la relation et la qualité de la relation qu'une marque peut avoir avec son public.
L’ensemble du secteur est à l'affût et il nous appartient de définir ce que va être véritablement l'attention qui, en réalité, recouvre des expériences et des situations qui sont très différentes et qui peuvent être variables en fonction des marques et des médias. La véritable difficulté c'est de trouver un indicateur qui va nous permettre de travailler ensemble. Face à cette inflation des stimulations, il y a une dimension cognitive c'est-à-dire la capacité de capter soit le regard soit l'oreille, c'est-à-dire l'attention d'un point de vue de la perception. Mais d'un autre côté, il y a toute une dimension qui est l'autre partie de l'attention qui est plutôt fondée sur le contenu, c'est à dire sur la compréhension, l'adhésion et l'engagement. Globalement, le contexte aujourd'hui c'est donc cette inflation des stimulations qui amène probablement une saturation et donc une limite à l’efficacité de ces messages. Cette saturation crée un déséquilibre qui est la base de cette crise de l'attention ou crise de l'économie de l'attention puisque notre capacité à percevoir les messages est désormais limitée et brouillée.
Or nous avons envie de continuer à alimenter ces stimulations qui finalement ne toucheront pas leur public. Nous pensions que cette crise, qui est sanitaire au départ, avait touché plutôt les adolescents. Mais dans les faits, elle a également eu des impacts sur la vie professionnelle, sur les seniors, sur l’ensemble des publics, en posant des problèmes de mémorisation, d'endormissement et d’émiettement de la concentration et de l’attention. Il y a également une dimension écologique puisque l'ensemble des communications utilisent des ressources qui sont limitées, mais également un questionnement économique et un questionnement média. Nous sommes dans un moment où nous ne pourrons pas continuez sur cette courbe-là, et il va falloir trouver des optimums, des solutions pour ne pas fragiliser les publics et la relation que les marques entretiennent avec les publics, et pour soigner cet écosystème que nous avons tous intérêt à développer.Ce qui nous amène finalement à devoir reconsidérer la question de l'attention. Les chercheurs,et notamment les chercheurs français comme Dominique Boullier, nous ont alertéssur de nouveaux gisements assez peu explorés, assez peu sollicités par l'industrie. Dominique Boullier identifie 4 grands gisements de l’attention. Il y en a un qu'on connaît, c'est celui de l'alerte et donc ça produit l'inflation puisqu'il faut que ce soit un peu plus fort, que ce soit très « pénétrant » et finalement ce sont des « choses qui viennent vers nous ». Or, nous sous-estimons très largement laqualité relationnelle de quelque chose qui est attendu par le public.
Certains grands médias, notamment la télévision et la presse connaissent cette ressource-là qui pour l'instant n'est pas véritablement mesurée et qui fait que l'idée de la ritualisation, de la répétition quand elle est organisée créent des gisements d'attention qui sont très forts qui sont encore assez peu mesurés. Il y a également le gisement de l'immersion qu’on peut mentionner, et en fonction des chercheurs il y en a encore 2 ou 3. Ceci veut dire qu'il y a de la place pour de nouvelles formes de communication et la seule augmentation des volumes n'est pas la seule solution.
Ce phénomène de l’attention touche d'autres enjeux des marques, au-delà de la partie média. Aujourd'hui, les marques se penchent sur la promesse relationnelle dont les médias font partie et on essaie de redéfinir ce que c'est qu'une qualité d'interaction entre des publics et la marque.
A.G : Stéphane, tu as évoqué la dimension de la mesure de cette attention publicitaire, encore faut-il être capable de l’opérer de manière très concrète et la traduire en actions. François, tu as développé en 2018 un indicateur qui s'appelle l’Alpha de mémorisation et qui permet de mesurer l'attention publicitaire potentielle accordée aux différents médias
publicitaires. Peux-tu nous expliquer comment a été construit cet indicateur et ce qu’il a apporté à la mesure de l’attention ?François Liénart : Mesurer l’attention publicitaire c'est effectivement un enjeu important. On l'a appelé Alpha parce que les travaux que j'ai menés s'inscrivent dans la continuité des travaux d'Armand Morgenstern que certains connaissent avec son fameux « Bêta ». Donc, en hommage à ce Bêta, nous l’avons appelé Alpha. Alpha, c'est une composante qui vise à combler un manque entre le GRP qu'on connaît au quotidien et la mémorisation. Le GRP, je reprécise pour ceux qui connaissent peu, ce ne sont que des occasions de contact : un individu est devant son téléviseur, il est à l'écoute de sa radio, mais je n'ai pas la certitude qu'il est attentif à un instant t. Nous allons donc essayer de distinguer par rapport à l'ensemble
de ces occasions de contact quelle est la quote-part des individus qui sont attentifs. Plus je suis attentif, plus je mémorise, moins je suis attentif, moins je mémorise. Et donc évidemment, plus je mémorise plus je suis efficace.Par exemple, l'attention moyenne en télévision est de 38%, mesurée sur l'ensemble des médias. 38% cela veut dire qu'à un instant t, 38% des gens sont attentifs au spot publicitaire qui est diffusé. Cette attention varie puisqu’elle peut descendre à 20% sur certains supports, quand on consomme la télévision un peu en « bruit de fond », un peu comme la radio, et elle peut monter jusqu'à 60% quand on est sur un programme immersif choisi. Il est donc important de pouvoir qualifier au mieux cette attention écran par écran en fonction de son contexte. J'ai mis cette attention télé en regard avec quelques chiffres du digital et nous voyons tout de suite que sur le digital nous sommes dans une situation un peu plus problématique. J’ai sorti 3 chiffres : le display, le pré-roll et l’In Stream sur lesquels nous voyons que l’attention est quand même un cran en dessous de la télévision.
A.G. : Avec la crise sanitaire que nous avons traversée, marquée par des changements significatifs des comportements de manière générale, est-ce que ces indicateurs Alpha ont évolué, et si oui est-ce de manière pérenne où avec un retour à la normale maintenant que nous sommes « sortis de la crise » ?
F.L. : Cette mesure est effectivement venue conforter une variation positive de l'attention en période de confinement et l’attention moyenne à la télévision est passée 38% à 42%, là aussi avec des oscillations importantes, et nous sommes dans un contexte de «huis-clos » un peu anxiogène, et la télévision est le vecteur principal qui va venir m'apporter cette information et donc naturellement, nous avons constaté une augmentation de l'attention sur le média télé. L’Alpha c'est avant tout un indicateur qui se veut opérable et que l’on peut utiliser quotidiennement dans ses arbitrages médias.
A.G. : Cette évolution de l’attention vis-à-vis de la télévision, est-ce que tu l’as constatée également sur les autres médias, où est-ce que finalement la télévision a été le principal media à progresser pendant cette période du COVID ?
F.L. : La télévision est un media très réactif et d’ailleurs elle résiste très bien et progresse même en attention. Pour la presse, même si parfois certains peuvent dire qu'elle est un peu en perte de vitesse, le contrat de lecture reste extrêmement fort. Pour le radio également, aussi surprenant que cela puisse paraître à un moment où Morgenstern nous disait qu'on avait une petite mémorisation pour la radio, mais à l'époque nous n’avions peut-être pas autant d'autoradio, pas autant de temps passé dans la voiture et où c'est le seul média concomitant à une autre activité. On a donc quelques bonnes surprises sur l'attention des médias !
A.G. : Stéphane, tu as évoqué en introduction les différents registres de l'attention ainsi que les variations qui pouvaient résulter de l'expérience vécue au moment où nous sommes exposés au message.
Virginie, chez FranceTV vous travaillez sur le sujet et notamment sur l'analyse des différents paramètres qui peuvent permettre à la fois d’expliquer et d'influer sur l'attention du téléspectateur. Peux-tu nous expliquez de quelle manière vous abordez le sujet ?
Virginie Sappey : Quelques chiffres pour introduire le sujet. Nous évoquions le phénomène du « réchauffement médiatique », il faut savoir qu’en France la consommation quotidienne de ce qu'on appelle les « global vidéo » est d’environ 5 heures, et c'est 1h de plus qu'il y a 3 ans ! Nous avons pris le sujet de la manière suivante. Aujourd'hui, nous ne sommes pas dans une bataille de l'attention mais plus sur le fait de cultiver l'attention, et en aucun cas la publicité ne doit être un irritant. Au contraire, la publicité doit être au service des publics et au service des marques.
Nous avançons dans 2 directions : la première, c'est la dimension éditoriale qui concerne l’attention de tous les publics pour justement garantir cette promesse de lien relationnel. C'est d'autant plus importantque nous sommes un groupe de service public.
La deuxième dimension, qui est plus celle de la publicité concerne donc l'attention à la publicité pour garantir une meilleure efficacité pour les marques. Concernant les critères ou les paramètres qui viennent influencer l’attention, dans les recherches que nous avons pu mener, le premier niveau de l'attention est construit autour de la qualité du contenu. Cette qualité du contenu garantit une qualité relationnelle, et plus la qualité du contenu est importante, plus l'attention va être importante et par effet de halo plus l'environnement publicitaire qui est afférent à ce contexte va être augmenté, ce qui est un gage de garantie pour les marques. En France, la qualité et donc l'attention au contenu en télévision sont élevées puisque, globalement, c'est 70%.
On sait aussi que certains contextes, notamment le sport parce que le sport c'est quand vous êtes sur le live, sont plus immersifs avec un niveau d'attention qui est augmenté et qui est à peu près à 85%.
Ce qu'on sait aussi sur l'ensemble des études internationales, notamment dans les pays anglo-saxons, c'est que l’attention est l'indicateur clé qui va générer l'efficacité à la fois sur la brand equity mais aussi sur le business. Et c'est la raison pour laquelle il faut qu’on puisse identifier l'ensemble de ces critères. Il faut tenir compte également de l'expérience de visionnage. Est-ce que je suis sur une taille d'écran suffisante, est-ce que j'ai le son, est-ce que je suis dans un contexte broadcast, un contexte plutôt plateforme, est-ce que je suis dans un environnement avec un contenu anxiogène ou pas, etc…
D'autres critères comme la durée du spot, 30 secondes, 6 secondes on n'a pas les mêmes effets sur l'attention publicitaire, et puis l'encombrement. Une fois qu’on a dit cela, qu'est-ce qu'on en fait, comment on synthétise ces données et comment on agit concrètement sur l’opérabilité des analyses ? C’est là qu’on a besoin de s’inspirer de ce qui est fait au niveau international mais aussi en France. Nous avons décidé, avec le marché, de créer un standard de l'attention publicitaire pour pouvoir justement mesurer et modéliser, un peu comme une recette de cuisine, et utiliser tous ces « ingrédients » pour pouvoir apporter aux marques ce niveau d'attention qui est requis dans une période où on sait qu'il y a beaucoup d'inflation dans le nombre de sollicitations publicitaires.
A.G : Il me semble que c'est également une démarche cross media ou du moins cross vidéo ?
V.S. : Oui tout à fait, l'idée ce n’est pas derester juste au niveau de la télévision, mais bien sur le cross vidéo et idéalement cross media, puisque l’objectif c'est effectivement d'avoir une
vision transversale, consolidée et convergente entre les formats vidéo. Comme vous le savez, la France a décidé de faire un standard de la mesure cross media en 2024, et donc l'idée c'est d'être prêt pour ça en embarquant le marché, les agences et les annonceurs et en étant accompagnés par un tiers de confiance, ce qu'on va faire en France avec le CESP et donc avec l'écosystème. Et évidemment, d'adapter en s'inspirant mais en aucun cas en répliquant ce qui est fait, parce que l'idée c'est vraiment d'avoir une singularité particulière en France et de le mettre à disposition de la communauté et du marché.F.L. : Ce qui est aussi intéressant c’est que cette mesure de l’attention soit interopérable, car si chacun reste dans sa propre chapelle avec ses propres mesures, ça ne fonctionnera pas. Il faut partager la recette, et il reste toute de même beaucoup de travail pour affiner cette mesure.
A.G : Ce qui nous intéresse aussi, c’est de comprendre de quelle manière le local, la proximité peuvent agir concrètement sur l’amélioration de l’attention vis-à-vis des communications des annonceurs ?
S.H. : Pour moi c'est clé, car toute la difficulté de trouver un « standard » c'est d'intégrer les éléments qui n'appartiennent qu'à certaines expériences, certains médias, certaines histoires de marques. On sait tous que, par exemple, l'espace domestique c'est l'espace de la décision, et il y a donc une pondération particulière qui se joue quand il y a une exposition dans un temps qui est celui de l’espace domestique. Nous savons aussi que l'expérience, c'est à dire le récit global dans lequel va se trouver l'expérience publicitaire, toute sa cohérence et sa cursivité est extrêmement importante. Ce qui veut dire que sur le fond, la question de l'expérience tangible, c'est-à-dire du lieu où se passe cette interaction, la localité, va être partie prenante du récit. C'est pour ça que je ne pense pas que chaque expérience publicitaire soit standard indépendamment du lieu où elle se trouve. Il y a un effet d’enracinement qui va donner de la pondération, de l'attention, de la ritualité qui va donner de la force de conviction à chacun des messages. Donc, l'ingrédient secret dans la recette, c'est le territoire !
V.S. : Dans les autres critères de contribution à une meilleure attention, nous trouvons évidemment la notion du ciblage. Le ciblage contextuel, comme par exemple ce qu'on fait sur France 3 région où là nous sommes vraiment dans l'actualité et dans le patrimoine du territoire, ciblage contextuel qui est renforcé par la TV segmentée qui a une capacité d’ultra-ciblage puisqu'on est à la fois dans des bassins de vie, dans des zones de chalandise avec des données extrêmement fines et une granularité de sophistication dans le ciblage qui va permettre une meilleure attention.
A.G. : François, pour conclure sur ce sujet, qu’en est-il de l’évolution de l’alpha et de l’intégration de cette dimension « locale » ?
F.L. : Quand nous mesurons l’attention Alpha, nous tenons compte évidemment d’un grand nombre de paramètres, le contexte, les cibles, et nous l’avons vu, nous constatons des variations importantes selon que le programme soit choisi où subi. Quand on est devant une télévision, il y en a un qui tient la télécommande et l'autre qui le subit, et évidemment ça a
un impact notable sur l'attention. C’est la même chose sur la proximité, quand on vous parle de ce qui vous concerne, de ce qui est proche de vous, c'est un programme souvent choisi et on vient volontairement chercher ces informations. Et naturellement, là aussi c'est très intuitif - mais encore fallait-il le mesurer et le prouver - nous sommes sur une attention très supérieure. Donc, cet ancrage local est très fort sur l'attention. On le voit d'autant plus dès qu'on va toucher des programmes locaux. C'est vrai pour la presse locale, la presse
régionale, qui sont très ancrées localement et pour lesquelles nous avons des scores d'attention qui sont très élevés.A.G. : En conclusion, on retiendra l’idée que la mesure de l’attention se doit d’être à la fois interopérable et partageable par tous, ce qui nous promet de futurs échanges passionnants sur ce sujet !
Alexis Goujon
06.03.36.23.40
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